7

 

— La haine aveugle est une faiblesse.

Je ne répondis rien à cette affirmation, me contentant de regarder Keekaï se lever pour ajouter du combustible dans le brasero. Aussitôt, les flammes s’élevèrent, illuminant les parois de toile de la tente.

Comme prévu, Keekaï avait ordonné que l’on dresse le camp à midi. La plupart des prêtres guerriers étaient partis chasser, mais quelques-uns étaient restés pour assurer notre sécurité et Iften effectuait des rondes à cheval. Une chaleur bienvenue régnait dans la tente, un pot de kavage se trouvait entre nous, et une grappe de grelots d’intimité avait été accrochée au revers de la porte de toile. Pour faire bonne mesure, les guerriers attachés au service de l’Ancienne avaient reçu pour consigne de monter la garde à l’extérieur afin d’empêcher toute intrusion. En somme, nous étions aussi tranquilles qu’on pouvait l’être dans la Grande Prairie.

J’étais soulagée de me retrouver au sec. Le lever de soleil radieux avait rapidement fait place à un temps gris et humide. Toute la matinée, nous avions chevauché sous une bruine tenace, qui m’avait trempée et glacée jusqu’aux os. Et si j’étais incommodée par ce temps, Keekaï devait l’être bien davantage.

— Je ne connais qu’une partie de la vérité, reprit-elle, nichée dans ses couvertures. Je ne peux témoigner que de ce que j’ai vu. Vous comprenez ?

Préférant ne pas l’interrompre, je hochai la tête.

— Et je ne suis pas barde des Tribus, poursuivit-elle en se frottant les genoux sous la couverture. Mais pour que vous compreniez bien ce que je vais vous dire, il me faut remonter quelque peu dans le temps.

Le regard lointain, elle marqua une pause, comme pour rassembler ses idées.

— Il y a bien longtemps, dit-elle enfin, un Seigneur de Guerre a revendiqué la première Captive. Ensemble, ils ont unifié les Tribus de la Grande Prairie et jeté les bases de notre société. Le Conseil des Anciens, qu’ils ont institué, devait veiller à la sagesse du peuple ; les bardes, à sa mémoire ; les theas, à son esprit. Quant aux prêtres guerriers, ils étaient à l’origine destinés à devenir sa force.

Keekaï poussa un profond soupir. Ses épaules s’affaissèrent sous la couverture, et elle secoua tristement la tête.

— Pendant longtemps, reprit-elle, cela a fonctionné à merveille. Mais il s’est passé quelque chose que nul ne peut expliquer. Les prêtres guerriers se sont éloignés du peuple et de la mission qui leur avait été confiée. Ils ont proclamé que les Éléments s’exprimaient à travers eux et leur donnaient des pouvoirs magiques à eux seuls réservés.

Keekaï marqua une pause pour rajuster les couvertures autour d’elle. J’en profitai pour remplir nos bols de kavage. Elle tendit ses mains déformées quand je lui offris le sien et le tint serré sur ses genoux en reprenant son récit.

— Keir – venons-en à lui – a toujours eu la force d’un guerrier. Mais il a aussi un cœur qui bat pour son peuple. Cela lui fait mal de voir souffrir les enfants de la Grande Prairie. Et cela le rend furieux que certains soient dans la peine quand d’autres restent à côté d’eux les bras croisés.

— C’est ce que font les prêtres guerriers ?

Keekaï acquiesça d’un hochement de tête.

— Ne bénéficient de leur magie que ceux dont ils ont décidé qu’ils en valaient la peine. Et c’est précisément ce qui motive la colère de Keir à leur égard.

Elle me considéra quelques secondes avec gravité avant d’ajouter :

— Il était très attaché à une jeune guerrière, autrefois.

À ces mots, j’eus l’impression que mon cœur cessait de battre. Mon visage dut trahir mon émotion, car Keekaï se tut et fronça les sourcils.

— Non, ce n’était pas ce que vous croyez. Ils avaient été élevés ensemble, tous les deux. Elle était du Tigre, elle aussi. Vous comprenez ?

— Vous voulez dire… qu’elle était comme une sœur pour lui ?

La surprise figea le visage de Keekaï.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Je ne connais pas ce mot.

Quand je lui en eus expliqué le sens, son visage s’éclaira et elle s’écria :

— Oui, c’est tout à fait ça ! Les membres des Tribus sont comme des frères et sœurs chez vous. Ils ne peuvent se reproduire entre eux ni se promettre l’un à l’autre. Nous gardons sur nous le souvenir des lignées pour conserver leur force à nos enfants.

Keekaï écarta sa couverture pour me montrer le tatouage qu’elle portait à l’épaule.

— Oui, dis-je avec soulagement. Je comprends.

— Ainsi, reprit Keekaï en remettant soigneusement en place sa couverture, cette jeune femme chère au cœur de Keir était enceinte de son premier-né, et à la naissance… tout s’est très mal passé. Au point qu’il a fallu, pour lui éviter de souffrir, lui donner le coup de grâce. Keir était fou de rage, car un prêtre guerrier était présent et que celui-ci a refusé de faire quoi que ce soit pour elle.

Le regard de Keekaï s’égarait par-dessus mon épaule, comme si elle revivait ce lointain passé.

— Marcus a dû le tirer de force à l’écart pour l’empêcher d’aller défier les prêtres guerriers – et de périr en les affrontant seul. Son désespoir était si grand qu’il lui a fallu longtemps pour entendre raison. Et il ne l’a fait qu’en se jurant de causer un jour leur perte.

Le silence retomba dans la tente. Keekaï porta son bol à ses lèvres et but son kavage à petites gorgées. Un long moment, elle s’abîma dans ses pensées.

— Mais la haine aveugle est une faiblesse, répéta-t-elle, revenant à son idée première. Keir en oublie le danger qu’il court en poursuivant sa vengeance. Et qu’il vous fait courir…

— Et Marcus ? demandai-je, dévorée par la curiosité. Les prêtres guerriers n’ont rien fait non plus quand il a été blessé ?

Une affreuse grimace tordit le visage de Keekaï.

— Je n’étais pas présente, répondit-elle, mais c’est une vérité que l’on m’a rapportée. Ils ont refusé d’intervenir, affirmant que ce qui lui arrivait était une décision des Éléments, ce qui n’a fait qu’envenimer la haine de Keir. Il a ordonné à Marcus de vivre malgré tout, et Marcus lui a obéi.

— Quelle est la Tribu de Marcus, Keekaï ?

— Marcus n’a plus de Tribu, Lara.

Une infinie tristesse voilait son regard quand elle reprit :

— Je pense que vous ne comprenez pas vraiment le défi que vous avez lancé aux Tribus en le choisissant. Depuis… ce qui lui est arrivé, Marcus ne fait plus partie du peuple de la Grande Prairie.

Plongée dans mes souvenirs, je me mordillai la lèvre inférieure et m’étonnai :

— Pourtant, quand nous avons fait connaissance, il m’a dit qu’il était « porteur de l’emblème et aide de camp du Seigneur de Guerre ».

— C’est vrai, admit Keekaï. Mais c’est tout ce qu’il est. Sans le soutien indéfectible et la protection de Keir…

— Marcus serait mort, conclus-je à sa place.

Keekaï hocha la tête.

— Depuis longtemps, renchérit-elle. De sa propre main… ou non.

Emplie d’un sentiment de révolte, je contemplai mon kavage en serrant les dents pour ne pas crier de rage.

— Ce n’est pas juste ! protestai-je. Et c’est inhumain.

— La vie dans la Grande Prairie est plus dure que vous ne l’imaginez.

Elle avait prononcé cette phrase d’une voix si semblable à celle de Keir que je redressai vivement la tête, le cœur battant. Mais c’étaient bien les yeux perçants de Keekaï qui me fixaient avec affection, et non ceux de mon Seigneur de Guerre.

— Plus dure que vous ne l’imaginez, reprit-elle, car il est une vérité que le Conseil se garde bien d’énoncer et que je dois vous révéler à présent. Le peuple de la Grande Prairie se meurt, Lara.

Je me redressai et reposai mon bol dans mon giron.

— Que voulez-vous dire ? m’étonnai-je.

— Nous ne savons pas pourquoi. Que des guerriers périssent au combat, c’est dans l’ordre des choses. Mais il y a de plus en plus de morts naturelles durant les neiges, et de plus en plus de femmes qui perdent la vie en la donnant à leur enfant. Pire encore, nos bébés sont de plus en plus nombreux à mourir sans raison. De nos jours, la moitié des enfants des Tribus ne se voient jamais confier de véritable lame.

Épouvantée, je portai la main à ma bouche.

— Mais… c’est beaucoup trop ! Il est normal, hélas ! que des enfants décèdent dans leurs premières années, pour diverses raisons, mais pas dans ces proportions !

La mine sombre, Keekaï hocha lentement la tête.

— Personne en dehors du Conseil n’est au courant, même si je pense que Keir est arrivé à une compréhension intuitive du mal qui nous frappe. Lorsqu’il a été nommé Seigneur de Guerre, au printemps dernier, beaucoup lui ont conseillé de ne pas s’attaquer à Xy. Devant tous, Anciens et Vénérables, il s’est dressé pour jurer qu’il irait conquérir ce royaume. Pour en rapporter non pas des richesses, mais les façons de vivre et les connaissances des citadins.

Un sourire carnassier illumina son visage, si semblable à celui de Keir que j’en eus le cœur serré.

— Alors, imaginez notre stupeur quand la rumeur nous est parvenue, sur les ailes du vent, que Keir du Tigre avait revendiqué une Captive au royaume de Xy. Il était répété de bouche à oreille que cette Captive détenait une magie connue d’elle seule, capable de soigner les vivants et de ressusciter les morts… La nouvelle a roulé comme le tonnerre au-dessus des plaines.

Joignant le geste à la parole, Keekaï sortit son bras de sous la couverture et balaya l’espace devant elle.

Soudain me revint en mémoire une phrase étrange que Keir avait prononcée dans le délire engendré par la maladie.

— Keekaï ? demandai-je. Qu’est-ce qu’un roi guerrier ?

Elle tressaillit et me dévisagea, les yeux plissés.

— Où avez-vous entendu parler de ça ? s’étonna-t-elle.

Je m’humectai les lèvres, la bouche soudain très sèche. Keir m’avait affirmé que je pouvais faire confiance à Keekaï, mais étais-je allée trop loin ?

— Dans la bouche de Keir, avouai-je de mauvaise grâce. Il était malade et délirait à cause de la fièvre.

Dans mon souvenir, je le revoyais parfaitement, attaché au lit, hurlant de toutes ses forces : « Tremblez ! Craignez le jour où Keir du Tigre sera couronné roi guerrier ! »

La tête penchée sur le côté, Keekaï médita sa réponse.

— Ce n’est pas un mot à utiliser à la légère, m’expliqua-t-elle enfin. Mieux vaut ne le prononcer que sous le couvert des grelots. Mais je ne suis pas surprise d’apprendre que les ambitions de Keir le poussent dans cette direction.

Nerveusement, je fis tourner mon bol entre mes doigts et attendis la suite.

— Un roi guerrier domine tous les autres et commande même aux Seigneurs de Guerre. Ses décisions s’imposent à tous et le Conseil ne peut aller contre sa volonté. Il n’y en a eu que deux dans notre histoire, qui sont apparus alors que le peuple de la Grande Prairie courait de graves dangers.

— Vous pensez que Keir veut devenir le troisième ?

— Je ne prétendrai pas connaître les vérités d’un tel homme, affirma-t-elle en me regardant droit dans les yeux. Mais si vous devez reparler de ceci, ne le faites qu’au Seigneur de Guerre ou à Marcus. Vous me comprenez ?

— Parfaitement.

Keekaï secoua la tête d’un air agacé et conclut :

— Combien de fois ai-je répété à ce fou de Keir que sa haine aveugle des prêtres guerriers pourrait lui être fatale ! Mais vous le connaissez : une véritable tête de mule. Il sait ce qu’il veut, et il sait comment l’obtenir.

Les joues rouges, je détournai les yeux. C’était un trait de caractère de mon Seigneur de Guerre que je connaissais bien – et même très bien…

Les chasseurs revinrent avec la dépouille d’un cerf d’aspect étrange, qu’ils dépecèrent habilement et firent rôtir sur un grand feu. Nous sortîmes de notre tente, Keekaï et moi, pour écouter le récit de la traque et de la mise à mort. Pour ce qui était de la chasse, les prêtres guerriers ne différaient en rien des autres Firelandais. Leur excitation à narrer leur exploit contrastait agréablement avec leur réserve habituelle.

Profitant de l’occasion, je m’efforçai de les distinguer d’après le tatouage au-dessus de leur œil gauche, comme Keekaï me l’avait conseillé. Iften, renfrogné et maussade, se tenait un peu à l’écart, en compagnie de certains des plus âgés des prêtres guerriers. À voir les regards qu’ils me jetaient, il n’était pas difficile de comprendre qu’il devait déverser sa bile dans leurs oreilles.

Serrant les dents, je tentai de ne pas lui prêter attention. Je mourais d’envie de lui rendre la monnaie de sa pièce en allant cracher sur ses bottes, mais cela n’aurait été ni très intelligent ni très habile. Néanmoins, la tentation était forte, et il me fallait lutter pour y résister.

Un des prêtres guerriers expliquait à Keekaï :

— En retournant au camp, nous avons été suivis quelques instants par un groupe de guerriers qui ont fini par disparaître derrière un repli de terrain.

— Ils ne se sont pas présentés à vous ? s’étonna Keekaï.

— Non, l’Ancienne.

— Curieux…

— Moins qu’il n’y paraît, commenta Eaux Dormantes, assis à côté d’elle. La coutumière courtoisie des plaines n’est plus ce qu’elle était.

Keekaï lui jeta un regard noir et maugréa :

— À moins qu’ils n’aient pensé que des prêtres guerriers n’aimeraient pas être dérangés… Quoi qu’il en soit, c’est tout de même inhabituel.

Elle n’obtint pour toute réponse qu’un bref grognement.

— Une panse remplie de viande et de kavage ! se réjouit Keekaï, assise sur sa couche, en se frottant le ventre. Cela valait la peine de s’arrêter, non ?

Je hochai la tête et achevai mon bol.

— Et regardez ! reprit-elle en faisant jouer ses doigts en l’air. Il y a bien longtemps que je ne pouvais plus faire ça !

— J’en suis ravie pour vous, affirmai-je en souriant.

Dans ma bouche, ce n’était pas que pure politesse. Je savais à quel point les gens âgés pouvaient souffrir de leurs articulations douloureuses.

— Keekaï ? demandai-je, saisie d’un doute. Quel âge avez-vous, au juste ?

Elle s’était allongée et s’emmitouflait soigneusement dans ses fourrures. Au regard étonné qu’elle me lança, je compris que ma question n’avait pas de sens pour elle.

— Combien d’années se sont écoulées depuis votre naissance ? précisai-je.

— Vous comptez les années !

Elle ne m’aurait pas dévisagée avec plus d’étonnement s’il m’était soudain poussé des cornes. Comprenant que j’allais devoir faire preuve de patience, je m’installai à mon tour dans mon lit et tentai une autre approche :

— Combien de temps avez-vous attendu avant d’avoir vos enfants ?

Une expression de souffrance passa fugitivement sur son visage, mais ce fut d’une voix légère qu’elle répondit :

— Ils sont sortis les uns après les autres quand mes cycles lunaires ont débuté.

— Vos règles sont arrivées tardivement ?

De nouveau, l’étonnement se peignit sur ses traits.

— Mes cycles lunaires ?

Haussant les épaules, elle ajouta :

— Le temps venu. Comme pour tout le monde, je suppose.

Cette conversation ne présentait aucun intérêt pour elle. Elle ne me répondait que par politesse. Soudain, je sus par où commencer.

— Parlez-moi de vos exploits de guerrière. Dans combien de campagnes avez-vous servi ?

Le visage de Keekaï rayonna d’une joie enfantine.

— Ma première, expliqua-t-elle, s’est déroulée sous le commandement du Seigneur de Guerre Rize de l’Aigle.

Grâce à l’étonnante mémoire des Firelandais, elle n’eut aucun mal à reconstituer pour moi sa carrière militaire. Sur la base d’une campagne par an, je tins pour elle le compte de ses années.

— Ensuite, enchaîna-t-elle lorsqu’elle eut terminé, j’ai été nommée au Conseil des Anciens, et j’ai contribué depuis à choisir les Seigneurs de Guerre de sept campagnes successives.

Après avoir mentalement vérifié mes calculs, je dus me rendre à l’évidence : Keekaï était loin d’être aussi vieille que je me l’étais imaginé. La tête penchée sur le côté, elle me demanda, non sans malice :

— Votre curiosité est-elle satisfaite ?

Elle choisit de prendre mon silence pour un oui.

— Dans ce cas, conclut-elle, dormons ! Vous pouvez compter sur Eaux Dormantes pour nous tirer du lit dès le lever du soleil. Et sans doute n’acceptera-t-il pas que l’on s’arrête avant qu’il se couche.

Étendue sous mes fourrures, j’eus du mal à trouver le sommeil. En écoutant le souffle de Keekaï se faire plus profond et régulier, je réfléchis à ce que j’avais appris.

La vie était dure, dans la Grande Prairie. J’avais cru savoir ce que cela voulait dire, mais je m’étais trompée. Moi qui avais vécu en ville toute ma vie, bénéficiant de tous les avantages d’une vie de château, je n’avais jamais eu à lutter pour m’assurer chaleur et subsistance. Mais dans les plaines, rien de tout cela n’était acquis, et cette lutte quotidienne pour la survie avait de sérieuses répercussions sur le physique de ses habitants. Si Keekaï était plus jeune que je ne l’avais cru, peut-être était-ce également le cas de Keir. Peut-être étions-nous l’un et l’autre d’un âge plus proche qu’il n’y paraissait…

Je me retournai pour la énième fois dans mon lit, tirant mes fourrures sur mon épaule. Le brasero était sur le point de s’éteindre, et la température avait déjà bien baissé sous la tente. Un vent assez vif en agitait la toile par instants, et en levant les yeux, je pouvais apercevoir par le trou de fumée l’éclat glacial des étoiles dans le ciel noir. Saisie d’un frisson, je me blottis plus confortablement dans ma literie.

Un flot de questions m’assaillait. Les Firelandais vivaient-ils également sous des tentes, en hiver ? Comment subsistaient-ils durant la saison des neiges ? Les rapines de leurs raids d’été leur suffisaient-elles ? Et quel effet les cinq maternités successives exigées par la tradition avaient-elles sur le corps des femmes ?

Je comprenais mieux, à présent, l’impérieux désir de Keir de faire souffler un vent nouveau sur les plaines, ainsi que le respect qu’il témoignait pour mon savoir de guérisseuse et pour ma volonté scrupuleuse de soigner tous ceux qui se présentaient à moi, amis comme ennemis.

Un ronflement sonore venu de l’autre bout de la tente m’apprit que Keekaï dormait. Je tendis le bras pour m’emparer de ma sacoche et en tirai la boulette de matière indéterminée qu’Iften avait crachée à mes pieds. Il y avait juste assez de lumière pour que je puisse l’étudier.

Il s’agissait d’un champignon. Cela, j’en étais sûre. Je le portai à mes narines pour le humer, mais il ne dégageait aucune odeur. Je le frottai contre ma peau et attendis, mais rien ne se produisit. Avec un haussement d’épaules, je conclus qu’il n’y avait qu’un moyen d’en savoir plus.

Après avoir prestement glissé le champignon dans ma bouche, je l’écrasai sous mes dents. Un curieux jus douceâtre s’en dégagea, que j’avalai. Un court instant plus tard, mon pouls se mit à battre sourdement à mes tympans, et la tente au-dessus de moi à tourner.

En hâte, je recrachai la boulette dans ma main. Un remède aux vertus apaisantes, comme le lotus, mais beaucoup plus puissant… Si ce champignon avait cet effet sur moi alors qu’il avait déjà été longuement mâché par Iften, je n’osais imaginer l’effet qu’il devait avoir frais. Si j’arrivais à en déterminer la provenance, à quel usage pourrais-je le réserver ?

À tâtons, je remis la boulette humide dans ma sacoche. Peut-être, à la lumière du jour, parviendrais-je à découvrir de quel champignon il s’agissait. Était-ce là tout ce dont disposaient les prêtres guerriers ? De simples puissants capables de masquer la douleur mais incapables de traiter sa cause ? Pas étonnant, dans ces conditions, qu’Iften se servît toujours de son bras blessé ! Je comprenais mieux, à présent, pourquoi les prêtres guerriers ne soignaient pas tous les malades. Ceux dont il était impossible de calmer les souffrances n’auraient pu apprécier à leur juste valeur les effets de leur « magie ».

En dépit de la chaleur douillette de mon lit, je fus prise d’un frisson. Comment la caste des prêtres guerriers réagirait-elle à la diffusion d’un nouvel art de guérir basé sur le savoir, l’observation et la raison ? Et quels risques Keir courait-il à vouloir réformer à tout prix la société firelandaise ?

Au bout de ce qui me parut durer une éternité, je parvins à m’endormir. Mais mon sommeil fut peuplé cette nuit-là de rêves sombres et inquiétants.

Keekaï et moi finissions notre kavage matinal quand Eaux Dormantes demanda à être reçu.

— Un kavage ? lui proposa-t-elle. Veux-tu te chauffer un instant près de mon feu ?

Eaux Dormantes déclina l’invitation en secouant la tête, ce qui fit danser ses fines tresses emmêlées. Debout à l’entrée de la tente, il annonça sans préambule :

— Durant la nuit, les gardes ont repéré un groupe de cavaliers qui observaient notre camp. Deux des nôtres sont allés à leur rencontre pour leur proposer de se chauffer à nos feux, mais les inconnus se sont enfuis à leur approche.

Keekaï se rembrunit en apprenant la nouvelle.

— La courtoisie des plaines n’est donc pas tout à fait morte, maugréa-t-elle.

Eaux Dormantes émit un grognement d’approbation. Son visage restait rigoureusement neutre, mais ce fut d’un ton condescendant qu’il fit remarquer :

— Si nous avions voyagé plus vite…

— Fais préparer les chevaux, coupa Keekaï. Et donne pour instruction aux éclaireurs de rester en vue.

Lorsque le prêtre guerrier se fut éclipsé, elle se tourna vers moi et me conseilla d’un air soucieux :

— Aujourd’hui, ne vous éloignez ni de moi ni d’Iften.

— Entendu, répondis-je en me levant et en m’emparant de ma sacoche. Vous redoutez une attaque ? Je pensais que les habitants des plaines ne s’en prenaient pas les uns aux autres.

— Ce serait le cas si nous étions toujours tous d’accord.

Keekaï passa son épée dans son baudrier et ajouta :

— Mais certains réussissent mieux à faire valoir leurs arguments par l’épée que par la parole. Je doute que nous ayons grand-chose à craindre, mais…

— La mort arrive en un instant.

Surprise, elle se figea et redressa la tête pour me sourire.

— Je constate que Marcus est passé par là, dit-elle. C’est lui qui vous a appris cette leçon, n’est-ce pas ?

Me voyant acquiescer, elle poursuivit :

— Une dure leçon, mais cela n’enlève rien à la vérité de ces paroles. Venez. Il va nous falloir chevaucher dur aujourd’hui.

Avant que la peste ne fasse ses ravages, nous avions redouté, Keir et moi, que le village décimé par la maladie ne se soit rebellé contre lui. Craignant que je ne devienne une cible, il m’avait hâtivement fait enfiler une armure et un casque trop grands et m’avait abritée derrière un bouclier.

Par la suite, Marcus m’avait trouvé un équipement plus à ma taille. Et quand je lui avais fait remarquer que cela ne le rendait pas plus confortable, j’avais eu droit à un sermon. Apparemment, le confort était le cadet de ses soucis.

Marcus ayant joint ces effets à mes bagages, je les enfilai sans protester lorsque Keekaï me les présenta. Le laçage de la cuirasse prit un certain temps, que je mis à profit pour enrouler mes cheveux autour de mon crâne. Ainsi relevés, ils rembourraient le casque, lequel était agrémenté d’une mentonnière en cuir qui l’empêchait de me tomber sur le nez.

Iften me rejoignit tandis que j’achevais de fixer le casque et me tendit les rênes de Grandcœur, le visage sérieux et renfrogné.

— Monte !

J’acquiesçai et tentai de m’exécuter avec une certaine grâce. Depuis le sol, Iften me regarda faire en fronçant les sourcils et me prit ma sacoche, qu’il accrocha à la selle. Puis il vérifia avec minutie le harnachement de Grandcœur et n’enfourcha sa propre monture que lorsqu’il eut inspecté la moindre courroie.

Autour de nous, on achevait de démonter les dernières tentes, et le camp bourdonnait d’activité. Je me retournai, à la recherche de Keekaï, et j’eus la surprise d’entendre Iften m’interpeller.

— Xyiane…

Je pivotai vers lui et haussai les sourcils.

— Si nous sommes attaqués par des archers, poursuivit-il, fais ceci.

Il se coucha, le torse pressé contre le dos de son cheval, le visage enfoui dans sa crinière. Quand j’essayai de l’imiter, Grandcœur se cabra sous l’effet de la surprise, tournant la tête pour voir ce que je faisais.

Iften se dressa sur ses étriers et se pencha de manière à appuyer sa main au bas de ma colonne vertébrale.

— Plus bas ! m’ordonna-t-il.

Avec un grognement, je m’efforçai d’obtempérer, mais je ne voyais pas comment j’aurais pu me coller plus contre Grandcœur.

— Plus tu seras plaquée à ta monture, expliqua Iften en retirant sa main, moins tu constitueras une cible. En cas d’attaque, le cheval est dressé à foncer au galop. Tout ce que tu as à faire, c’est t’aplatir comme je te l’ai montré. N’essaie pas de le guider. Il est plus doué que toi. Ton rôle, c’est de rester en selle.

Avec un reniflement de mépris, il ajouta :

— Si tu le peux.

Me redressant le plus dignement possible, je rajustai ma cuirasse et lui répondis d’un regard méprisant qui le laissa de marbre.

— Votre Champion a raison, intervint Keekaï en venant placer sa monture à côté de la mienne. Suivez son conseil. Il pourrait vous sauver la vie.

— Une dernière chose ! lança Iften.

Il mit pied à terre et plaça ses mains en porte-voix pour interpeller un des plus jeunes prêtres guerriers, occupé à charger un cheval de bât non loin de là.

— Sombres Nuées ? As-tu toujours ce bouclier dont nous avons parlé ?

Puis il se tourna vers moi et m’ordonna :

— Descends !

À contrecœur, je fis ce qu’il me demandait.

— C’est inutile, maugréai-je. Le bouclier est trop lourd pour moi. Je finis toujours par le laisser tomber.

Le dénommé Sombres Nuées rejoignit Iften, qui fouillait dans ses sacoches de selle. Il attendit patiemment qu’Iften ait terminé pour lui tendre un grand bouclier.

— Je te le revaudrai, dit Iften. As-tu besoin…

— Inutile ! coupa l’autre. Je te l’ai dit l’autre nuit : je n’en ai plus besoin. Tu peux le garder, guerrier.

Après l’avoir salué d’un hochement de tête, Iften revint à moi et me demanda sèchement de me tourner.

— Pourquoi ?

Ma curiosité me valut un regard noir.

— Je vais l’accrocher dans ton dos, m’expliqua-t-il patiemment. Ainsi, son poids ne sera plus un problème et il te procurera une protection supplémentaire.

— Oh, je vois…

Docile, je tournai le dos et laissai Iften fixer le bouclier à ma cuirasse avec les lanières pêchées dans ses sacoches. S’il faisait un effort pour se conduire correctement, alors je pouvais en consentir un moi aussi.

— Tu t’entends bien avec les prêtres guerriers, dis-je pendant qu’il œuvrait. Mieux qu’avec tous les autres.

Absorbé par sa tâche, il me répondit d’une voix absente :

— Pourquoi pas, puisque j’ai failli devenir l’un d’eux ?

— Vraiment ?

Surprise, je tournai la tête vers lui. Iften, manifestement mécontent de s’être laissé aller à la confidence, demanda d’un ton bourru :

— Ça te va ? Tu peux bouger ?

Sans problème, je parvins à rouler des épaules et à faire des moulinets avec les bras.

— Très bien, dit-il. Monte !

Apparemment, Iften du Cochon avait des capacités limitées en matière de conversation civilisée, et ces limites venaient d’être atteintes. Sans rien ajouter, je tournai les talons et allai enfourcher Grandcœur.

Nous chevauchâmes sans répit, et Keekaï se montra tout aussi désireuse de forcer l’allure que les prêtres guerriers. Contrastant avec la décontraction qu’elle affichait au début du voyage, une sourde inquiétude semblait l’habiter. Comme elle, chacun se tenait sur le qui-vive. Cette tension ne m’épargnait pas. Je chevauchais le ventre noué et le cœur battant. À l’image de mes compagnons, je scrutai l’horizon dans la crainte d’y voir surgir quelque menace.

Les chevaux, cependant, avaient des besoins que nous ne pouvions ignorer. Il nous fallut nous arrêter pour les faire boire et les laisser reprendre des forces. Chaque monture fut examinée attentivement pendant qu’elle s’abreuvait, et l’on fit passer selles et harnachements d’une bête à une autre. Je rechignais à me séparer de Grandcœur, même si j’avais bien conscience que je ne pouvais lui imposer sans interruption la charge de me porter. Ma crainte était de le perdre, les Firelandais n’ayant pas pour habitude d’attacher les montures sans cavalier.

Je cessai néanmoins bientôt de m’inquiéter. Soit par instinct, soit parce qu’ils avaient été dressés en ce sens, Grandcœur et les autres nous suivirent fidèlement. Keekaï accéléra encore l’allure, renonçant à la pause de midi. Des sacoches de selle, les uns et les autres tirèrent de la nourriture qui fut partagée – kavage froid, gurt, et une sorte de viande séchée. Dure comme le cuir, celle-ci était difficile à mâcher, mais elle suffit à me rassasier.

Les guerriers demeuraient constamment en état d’alerte, mais après un certain temps, ne voyant rien arriver, je glissai quant à moi dans une sorte de torpeur. Mes yeux se posaient sans vraiment les voir sur les étendues infinies d’herbe jaune et rouge, dont seuls quelques ruisseaux et étangs venaient troubler la monotonie.

Enfin, alors que le soleil approchait de l’horizon, nous fîmes halte au bord d’un de ces étangs. Après avoir bu longuement, Grandcœur trotta vers moi, vint renifler mes cheveux et buta de son chanfrein contre ma poitrine comme il aimait à le faire.

— Je vais demander qu’on le selle pour vous, annonça Keekaï, qui l’avait observé avec un sourire amusé.

Je laissai échapper un soupir et demandai :

— Nous ne nous arrêtons pas pour la nuit ?

— Dans une heure ou deux.

Puis, après m’avoir examinée attentivement, elle s’enquit :

— Ça ira pour vous ?

J’étais épuisée, mais peu disposée à l’admettre, surtout en présence des prêtres guerriers et d’Iften, qui rôdait non loin de là.

— Je tiendrai le coup, répondis-je. Mais ne comptez pas sur moi ce soir pour faire la conversation.

— Et sur moi non plus, répliqua-t-elle en soupirant.

Nos assaillants surgirent de l’herbe comme des diables et nous encerclèrent en brandissant leurs armes et en poussant des cris effrayants. Prise de court, je m’agitai sur ma selle, confuse, ne sachant quelle conduite adopter.

Iften, lui, ne perdit pas de temps. En un instant, il fut près de moi, hurlant de toutes ses forces :

— Fonce ! Fonce !

Grandcœur n’eut pas besoin d’autre encouragement. Il bondit en avant et se lança au galop en un rien de temps, ses sabots faisant voler des mottes de terre derrière lui.

Au bout d’un moment, les prêtres guerriers nous rejoignirent et nous entourèrent. Keekaï fit elle aussi son apparition à côté de moi. J’eus un aperçu de l’ennemi alors qu’un cavalier dépassait notre groupe, bandant un arc dans notre direction. C’était bien un guerrier des plaines, et j’eus à peine le temps de m’en étonner avant qu’Iften ne lance :

— Baisse-toi !

Je tombai en avant sur le dos de Grandcœur et grimaçai de douleur lorsque mes seins se retrouvèrent durement écrasés sous la cuirasse. Sans lâcher les rênes, j’emmêlai mes doigts aux rudes touffes de crin. Sous mon corps, je sentais les muscles puissants de ma monture en pleine action. Le fracas de ses sabots sur le sol se répercutait dans tout mon être. Réprimant tant bien que mal la terreur qui m’envahissait, je luttai pour reprendre mon souffle.

La puissance et la vitesse de mon cheval me rassuraient quelque peu. Mais je savais également que le pauvre, après une longue journée de chevauchée, devait être bien fatigué, comme l’étaient tous les autres.

Nous foncions aveuglément, attaqués de touts côtés. Les sabots de Grandcœur martelaient la terre à un rythme aussi rapide que celui sur lequel battait mon cœur. Je me pressais le plus possible contre lui, le visage enfoui dans sa crinière. Le conseil d’Iften résonnait encore à mes oreilles. Tout ce que tu as à faire, c’est t’aplatir comme je te l’ai montré. N’essaie pas de le guider. Il est plus doué que toi. Ton rôle, c’est de rester en selle.

Je m’y efforçai désespérément. J’aurais voulu jeter un coup d’œil sur ce qui se passait alentour pour avoir une idée de la situation, mais la peur me tordait le ventre et mes yeux demeuraient obstinément clos. Les cris de guerre, le sifflement des flèches et les hennissements des chevaux qui s’élevaient autour de moi n’aidaient pas à me rassurer.

Infatigable, Grandcœur galopait.

Finalement, n’y tenant plus, je me risquai à entrouvrir un œil. Keekaï chevauchait à côté de moi, aussi sereine qu’une dame de la cour effectuant sa promenade quotidienne. Cette impression se dissipa quand elle encocha une flèche et banda son arc, visant l’ennemi. Conduisant sa monture uniquement avec les jambes, concentrée sur sa cible, elle offrait au regard l’image de la parfaite guerrière.

Calmement, elle tira sa flèche et, tout aussi calmement, en encocha aussitôt une autre. J’ignorais si elle avait atteint sa cible, mais à en juger par la mine satisfaite qu’elle affichait tandis qu’elle choisissait une nouvelle victime, ce devait être le cas.

Et Iften ? me demandai-je soudain. Était-il encore capable de tirer à l’arc, avec son bras ?

M’agrippant plus fortement encore à la crinière de Grandcœur, je tournai la tête pour le vérifier. Iften se trouvait bien de ce côté-là, dardant un œil farouche sur les ennemis qui nous cernaient. Il n’avait pas d’arc, mais je le vis brandir une lance de son bras valide. Il me jeta un bref coup d’œil en fronçant les sourcils. Comprenant le message, je redoublai d’efforts pour rester en selle.

Nous galopions sans fin. Un mouvement, à la périphérie de mon champ de vision, attira mon attention. Je vis Iften projeter sa lance d’une brusque détente et atteindre le flanc d’un guerrier. Celui-ci tomba de sa monture, foudroyé.

Tranquillement, Iften tira une autre lance d’un carquois accroché à sa selle. Bien que rudimentaires, ces armes étaient redoutables. J’avais pu en constater les effets sur les blessés xyians que j’avais soignés à Fort-Cascade. Le souvenir des plaies profondes et truffées d’éclats de pierre me fit frissonner.

Les cris ne cessaient pas, les épées s’entrechoquaient, mais pas un instant nous ne ralentîmes notre course folle. Les montures de nos assaillants étaient manifestement plus reposées que les nôtres. Grandcœur ne ralentissait pas encore, mais je sentais qu’il faiblissait. Sa robe se couvrait d’écume. Son souffle était précipité. Sous moi, je pouvais sentir ses muscles trembler.

Soudain, je sentis un changement s’opérer. Iften, en le guidant par ses cris, entraînait Grandcœur à l’écart de la piste principale, tandis que Keekaï s’écartait de moi. Je me rendis compte alors que, derrière nous, les prêtres guerriers de mon escorte avaient réussi à encercler ceux de nos attaquants qui n’étaient pas tombés.

Tandis que Grandcœur ralentissait, je tournai la tête et constatai que nos assaillants n’étaient plus que quatre et qu’ils se trouvaient cernés par les nôtres. Sous mes yeux, deux tombèrent de leur selle. Eaux Dormantes eut raison d’un troisième. Le dernier, comprenant que la partie était perdue, réussit à forcer le barrage qui l’empêchait de passer et tenta de fuir.

Dans un cri terrifiant, Iften lança son cheval en avant pour rattraper le fuyard. Je crus qu’il allait le capturer afin de le faire parler, mais dès que l’ennemi fut à sa portée, il jeta sa lance, qui l’atteignit dans le dos et le transperça de part en part.

L’homme tomba de selle, mort, et son cheval poursuivit sa route sans lui.

— Par tous les Éléments, pourquoi as-tu fait ça ?

La fureur de Keekaï ne retombait pas. Nous menions nos chevaux au pas, afin de les rafraîchir avant de les relâcher pour la nuit. Quelques prêtres guerriers étaient occupés à rassembler les morts. D’autres montaient la garde autour de nous, scrutant avec attention la prairie, mais aucune autre menace ne semblait à craindre.

— Nous aurions pu le faire parler ! rugit-elle, s’emportant de plus belle. Apprendre ses vérités et découvrir qui se cache derrière cette attaque ! Mort, il ne nous sert à rien.

Iften subit la réprimande sans broncher, et quand il se justifia, ce fut avec une mauvaise foi évidente.

— Qu’on puisse s’en prendre à la Captive m’a mis hors de moi. Je ne suis pas parvenu à maîtriser ma colère.

— Ne te moque pas de moi, guerrier ! hurla Keekaï, le visage tordu par la fureur.

Elle marcha sur lui, prête à en découdre. L’espace d’un instant, je craignis qu’Iften ne s’en prenne à elle. Mais après un moment de flottement, il recula d’un pas et baissa la tête en signe de soumission.

Keekaï recula d’un pas à son tour, apparemment satisfaite. Eaux Dormantes choisit cet instant pour nous rejoindre et faire son rapport.

— Les morts ont été rassemblés et fouillés. Nous avons retrouvé leurs armes et leurs chevaux. Nul ne les reconnaît et les empennages de leurs flèches n’ont rien de distinctif.

— Ils la voulaient vivante, déclara Iften froidement.

— Comment le sais-tu ? m’étonnai-je.

Ce fut Keekaï qui répondit pour lui.

— À la façon dont l’attaque a été menée. Nous allons dresser le camp pour la nuit, mais nous repartirons avant le lever du jour.

Eaux Dormantes et Iften signifièrent leur accord d’un hochement de tête et allèrent donner des ordres.

J’étais si épuisée que je dus prendre appui contre Grandcœur pour ne pas tomber. Keekaï, me voyant faire, m’adressa un regard compatissant.

— Encore un peu de courage, Lara. Je vais envoyer un messager à Keir pour lui faire part de ce qui s’est passé, mais nous devons rejoindre aussi vite que possible le Cœur des Plaines. L’essentiel est que vous y parveniez vivante.

Les jours suivants, nous chevauchâmes donc à bride abattue, de l’aube au crépuscule. En cours de route, au milieu de ces plaines immenses et uniformes, je perdis la notion du temps. Je ne sentais même plus ma fatigue. Mon univers s’était réduit à ce cortège d’heures innombrables passées en selle ou à dormir, avec à peine le temps de manger entre les deux.

Aussi me fallut-il un long moment, lorsque nous arrivâmes au sommet d’une crête, pour identifier ce qui se trouvait en contrebas. Le soleil était en train de se coucher, et je guettais l’instant où Keekaï ordonnerait de dresser le camp. Ma surprise fut grande quand elle se tourna vers moi pour m’annoncer, avec un sourire radieux :

— Xylara, nous voici à destination. Vous avez sous les yeux le Cœur des Plaines.

Tombant des nues, je clignai des paupières et reportai mon attention sur le spectacle féerique qui s’offrait à moi. L’énorme boule rouge du soleil disparaissait rapidement à l’horizon. Il restait juste assez de lumière pour éclairer la ville, et je me surpris à sourire de ma naïveté. Je ne m’étais attendue à rien de précis, mais sans doute avais-je imaginé inconsciemment quelque grande cité en dur.

Par la taille, celle qui s’étendait sous mes yeux pouvait rivaliser avec Fort-Cascade. Mais, contrairement à la capitale du royaume de Xy, ses bâtiments n’étaient pas faits de pierre. Le Cœur des Plaines, vaste regroupement de tentes de toutes les dimensions, de toutes les formes et de toutes les couleurs, était une ville de toile.

Dans l’obscurité qui tombait, des lumières s’allumèrent une à une, à l’extérieur comme à l’intérieur des abris, illuminant la ville et ajoutant à la magie du spectacle. Au-delà de la marée de tentes s’en trouvait une plus grande que les autres, et au-delà encore, mon regard se posa sur une étendue miroitante qui se révéla être un lac, le plus grand de tous ceux qu’il m’avait été donné de voir jusqu’alors.

Fascinée, je laissai mes yeux courir sur cette vaste étendue d’eau. N’y avait-il donc qu’immensité et démesure, dans la Grande Prairie ?

Sans me laisser le temps de revenir de ma surprise, Keekaï lança notre groupe au bas de l’éminence d’où nous avions découvert la cité et, quelques minutes plus tard, nous y faisions notre entrée. Bien qu’épuisés, les chevaux trottaient gaillardement, comme s’ils avaient senti que le voyage touchait à sa fin.

Sur notre passage, les gens se retournèrent pour nous regarder en s’interpellant et en nous désignant du doigt. Après cette interminable chevauchée dans la Grande Prairie, le bruit, les couleurs, les odeurs composaient un cocktail enivrant. J’ouvrais de grands yeux pour voir et enregistrer le plus d’informations possible. Tout était nouveau pour moi, et pourtant, par certains côtés, l’ambiance que je trouvais ici n’était guère différente de celle qui régnait au marché de Fort-Cascade.

Dans l’état d’épuisement où j’étais, traverser la ville me parut durer une éternité. Enfin, nous fîmes halte devant l’énorme tente que j’avais observée à distance et qui se dressait au bord du lac.

Keekaï, déjà, avait mis pied à terre et me pressait de faire de même.

— Venez, Lara.

Elle me prit le coude pour m’entraîner, et je m’efforçai de ne pas trop m’appuyer sur elle – après tant de journées passées à chevaucher, mes jambes avaient perdu l’habitude de la marche. Nous pénétrâmes toutes deux dans la tente géante, à l’entrée de laquelle je trébuchai sur quelques marches. Ici, sur toute la surface occupée par le chapiteau, le sol était dallé de pierre.

De multiples braseros donnaient une vive lumière. Je clignai des yeux quelques instants pour m’y habituer et finis par distinguer des rangées d’hommes et de femmes assis sur des tabourets, sur les gradins d’une plate-forme en demi-cercle à trois étages qui s’évasait vers le haut.

Trois personnages imposants se trouvaient assis à la base de l’estrade. Celui du milieu – le plus vieux des trois – se leva à notre approche. Il était habillé de robes multicolores et d’une cuirasse. Une large bande d’étoffe chamarrée lui ceignait la taille. Deux dagues et une épée pendaient à ses côtés. Son visage sévère et renfrogné, aussi brun et plissé qu’une noix, n’était pas des plus accueillants.

Nous fîmes halte à quelques pas de lui, et l’homme congédia Keekaï d’un revers de main. Je fus surprise de ne pas la voir protester. Elle se contenta, après s’être brièvement inclinée, de gagner un siège vide sur un des côtés du deuxième gradin. Privée de son soutien – au sens propre comme au sens figuré –, je chancelai. Sans sa présence à mes côtés, je me sentais seule et nue en terre étrangère.

Iften apparut à côté de moi. Lui-même montrait des signes d’épuisement, mais il se tint droit et fier devant le vieillard pour déclarer :

— J’ai été choisi comme Champion par Xylara, Fille du Sang de la Maison de Xy. J’ai fait en sorte de l’amener au Cœur des Plaines, saine et sauve, pour qu’elle puisse comparaître devant le Conseil des Anciens.

L’homme manifesta sa satisfaction d’un hochement de tête et dit :

— Tu as bien servi les Tribus, Iften du Cochon. La Fille du Sang de la Maison de Xy se trouve désormais sous notre protection. Je te relève de tes charges, en te remerciant au nom du Conseil.

Après s’être incliné à son tour, Iften tourna les talons et m’adressa un regard chargé de haine. En passant près de moi, il s’inclina légèrement et me lança dans un souffle :

— Vous avez fini par arriver au Cœur des Plaines, toi et tes poisons. Mais nous autres guerriers des Tribus pouvons également apprendre à manier les poisons. Ne l’oublie pas, Xyiane !

Tout en soutenant son regard sans ciller, je m’écartai de lui. Même s’il ne me faisait pas peur, ses menaces n’étaient pas à prendre à la légère. Sans rien ajouter, Iften passa son chemin et sortit.

— Étrangère !

Je ne pus m’empêcher de tressaillir en entendant l’impressionnant vieillard en cuirasse m’interpeller ainsi. Sa voix bien timbrée et puissante résonnait sous le chapiteau comme le tonnerre avant l’orage.

— Vous comparaissez devant le Conseil des Anciens pour répondre des charges qui ont été retenues contre vous.

L’angoisse me noua la gorge. Des charges ? J’aurais voulu chercher du regard le soutien de Keekaï, mais je ne parvenais pas à quitter des yeux l’Ancien qui me toisait.

— Étrangère ! poursuivit-il. Vous avez menti à l’un de nos membres. Vous avez apporté la mort et l’affliction à des centaines de nos guerriers. Vous avez conduit à une mort déshonorante un couple de Promis. Vous avez amené l’infection de vos cités dans nos plaines. Vous honorez ceux que les Éléments ont maudits.

Pointant vers moi un index vengeur, il conclut :

— Pire encore, vous prétendez avoir le pouvoir de ressusciter les morts !

Tétanisée, je ne pus que rester debout devant lui, tremblante, bouche bée, incapable de la moindre réaction.

— Alors, dites-nous, étrangère, reprit-il. Qu’avez-vous d’autre à nous apporter, à part les mensonges, l’affliction et la mort ?

L'élue
titlepage.xhtml
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html